Le musée Sainte-Irène à Constantinople
Date:Cette note a été publiée sur le site de l’IFEA le 15 février 2019 : https://dipnot.hypotheses.org/2285
L’année 2019 marquera les 150 ans des musées archéologiques d’Istanbul, puisque le Musée impérial (Müze-i Hümâyun) fut officiellement fondé en 18691. Cette petite note revient sur la genèse de ce musée2. Autant prévenir d’entrée de jeu, ce n’est pas le bâtiment byzantin qui sera le sujet de cette note, mais la première collection d’objets archéologiques conservés à Istanbul jusqu’à l’apparition du Musée impérial.
Historique
Aya İrini (Hagia Eirene) ou Sainte-Irène se trouve dans la cour extérieure du Palais de Topkapı3. L’édifice actuel représente un palimpseste où l’histoire de Constantinople se dessine en filigrane. Fondée au IVème siècle ap. J.-C., c’est la première cathédrale de la ville (avant l’inauguration de Sainte-Sophie). Le bâtiment actuel date du règne de Justinien (règne 527-565) et connu une importante rénovation au VIIIème siècle après un incendie. Au cours des 13 siècles suivant, l’édifice fut endommagé et aménagé à de nombreuses reprises. À la différence de Sainte-Sophie, l’église ne fut pas transformée en mosquée et ne fut donc pas modifiée. Elle servit d’entrepôt de munitions et de tributs de guerre et était dénommée “Cebehane” (arsenal)4.
À la même époque lorsque, sous Ahmet III (règne 1703-1730), en Europe de l’ouest, les cabinets de curiosités commençaient à être répandus, une tentative similaire était organisée sous forme d’exposition des butins de guerre et des armes antiques était organisée à Aya İrini. Le bâtiment fut renommé « Darü’l-Asliha » (maison des armes) en 1726, comme l’atteste l’inscription au-dessus de l'actuelle porte principale5. Cette inscription est surmontée d’une deuxième inscription du successeur d’Ahmet III, Mahmut I, qui commémore une rénovation en 17436.
Lors des règnes suivant, ces collections ont subies plusieurs vicissitudes, mais des objets « de curiosité » ont continué à être entreposés là7. De cette époque date la mention par François de Tott dans ses « Mémoires du baron de Tott sur les Turcs et les Tartares », dont l’IFEA conserve un exemplaire de l’editio princeps8.
En 1839, l’édifice prit le nom d’Harbiye Anbarı (magasin militaire) et en 1846, alors que ces objets étaient sous la direction de Fethi Ahmet Paşa, puisque Général de l’artillerie9, ils sont regroupés et organisés en deux collections nommées Mecma-i Asliha-i Atika (« collection des armes anciennes ») et Mecma-i Asar-i Atika (« collection des antiquités »). Par la suite, certaines personnes ont interprété cet évènement comme la date de naissance du premier musée à Istanbul10. Dans le bâtiment d’Aya İrini, les deux collections se faisaient face l’une à l’autre et certains vestiges de l’aménagement fait pour l’exposition sont toujours visibles11, dont les deux inscriptions dénotant les collections au-dessus de l’entrée de chaque galerie12. À cette même date, le gouvernement avait alors envoyé une requête aux gouverneurs des provinces pour rassembler les antiquités à Istanbul13. En partant des archives ottomanes, Eldem Edhem a pu retracer en détail la biographie d’un objet justement envoyé à Istanbul, tout comme la réception par le public et les journaux14. On peut en déduire l’intérêt grandissant pour les antiquités de la part de l’administration ottomane.
Traces littéraires
De cette période, on dispose aussi de quelques notes de Gustave Flaubert, lorsqu’il visite cette collection le 18 novembre 1850 en compagnie de Maxime du Camp, plus impressionné par les armes que par les objets antiques15. Deux ans plus tard, Gauthier visite également cette collection en 1852 et consigna :
Particularité notable, et qui marque un progrès : l’on a rassemblé dans la cour qui précède l’antique église de Saint-Iréné, transformée en arsenal, et qui fait partie des dépendances du sérail, divers objets antiques : têtes, torses, bas- reliefs, inscriptions, tombeaux, rudiment d’un musée byzantin, qui pourrait devenir curieux par l’addition des trouvailles journalières. Près de l’église, deux ou trois sarcophages de porphyre, semés de croix grecques, et qui ont du contenir des corps d’empereurs et d’impératrices, privés de leurs couvercles brisés, s’emplissent de l’eau du ciel, et les oiseaux y viennent boire en poussant de petits cris joyeux.
L’intérieur de Saint-Iréné est tapissé de fusils, de sabres, de pistolets de modèle moderne, arrangés avec une symétrie militaire que ne désavouerait pas notre Musée d’artillerie ; mais cette étincelante décoration, qui charme beaucoup les Turcs, et dont ils sont très-fiers, n’a rien qui étonne un voyageur européen. — Une collection qui offre un bien autre intérêt, c’est celle des armes historiques conservées dans une tribune métamorphosée en galerie, au fond de l’abside.
Là, on nous fit voir le sabre de Mahomet II, une lame droite où court, sur un fond de damas bleuâtre, une inscription arabe en lettres d’or; un brassard niellé d’or et constellé de deux disques de pierreries, ayant appartenu à Tamerlan ; une épée de fer ébréchée, à poignée en croix, — l’épée de Scanderberg, le héros athlétique. Des vitrines laissent voir les clefs des villes conquises, clefs symboliques, ouvragées comme des bijoux, damasquinées d’or et d’argent.
Sous le vestibule sont entassées les timbales et les marmites des janissaires, — ces marmites qui, en se renversant, faisaient trembler et pâlir le sultan au fond de son harem; — des faisceaux de vieilles hallebardes, des caisses d’armes, d’anciens canons, des coulevrines de forme singulière, rappellent la stratégie turque avant les réformes de Mahmoud, utiles, sans doute, mais regrettables au point de vue pittoresque..16
Parmi les premières informations qui documentent les objets conservés, on dispose d’une note d’Otto Frick sur le bas-relief d’un sarcophage17. À cette période, l’intérêt pour ces collections va rapidement s’accroitre. Le futur premier directeur de l’École Française de Rome, Albert Dumont, rédigera le premier catalogue en 186818. C’est le premier d’une longue série de catalogues sur les collections des musées19.
Enfin en 1869, sous l’impulsion du Grand vizir et ministre des Affaires étrangères Mehmed Emin Âli Pasha, et du Ministre de l’Éducation Saffet Pacha, la collection d’antiquités sera renommée en « Musée impériale »20 et entrera dans une période mieux documentée21, puisqu’un directeur sera nommé, le premier d’entre eux étant Edward Goold22. De la même époque, date également la première loi sur les antiquités23. Ces deux évènements marquent alors l’affirmation des autorités ottomanes pour l’archéologie et de son officialisation24. Il y a 150 ans.
Bibliographie
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Cengiz, Hayrullah, « İstanbul Müzeleri Literatürü », Türkiye Araştirmalari Literatür Dergisi, 2010,, Cilt 8, Sayi 16, 2010, nᵒ 16, p. 277‑332.
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Eldem, Edhem, « From Blissful Indifference to Anguished Concern: Ottoman Perceptions of Antiquities, 1799–1869 », in Zainab Bahrani, Zeynep Çelik & Edhem Eldem (éd.), SCRAMBLE for the PAST A Story of Archaeology in the Ottoman Empire, 1753–1914, Istanbul, SALT, 2011.
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Gerçek, Ferruh, Türk Müzeciliği, Ankara, T. C. Kültür Bakanlığı, 1999.
Goold, Edward, Catalogue explicatif, historique et scientifique d’un certain nombre d’objets contenus dans le Musée impérial de Constantinople fondé en 1869 sous le grand vésirat de Son Altesse A’Ali Pacha, Zellich, 1871.
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Kiziltan, Zeynep, « Dünden Bugüne, İstanbul Arkeoloji Müzeleri | Les musées archéologiques à Istanbul, d’hier à aujourd’hui », in Martine Poulain & Queyrel François et Paquot Gérard (éd.), Éclats d’antiques : sculptures et photographies, Gustave Mendel à Constantinople, Paris, Institut national d’histoire de l’art; Armand Colin, 2013.
Koç, Hava, « Müze-i Humâyûn’da Yayın Çalışmaları (Cumhuriyet Dönemine Kadar) », in Zeynep Yasa Yaman & Serpil Bağci (éd.), Gelenek, kimlik, bireşim : kültürel kesişmeler ve sanat, Ankara, 2011.
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Mumcu, Ahmet, « Eski Eserler Hukuku Ve Türkiye », Ankara Üniversitesi Hukuk Fakültesi Dergisi, 1971, vol. 28, nᵒ 1, p. 41‑76.
Ogan, Aziz, Türk Müzeciliğinin 100üncü Yıldönümü, Istanbul, Türkiye Turing ve Otomobil Kurumu, 1947.
Öz, Tahsin, « Ahmet Fethi Paşa ve Müzeler », Türk Tarih, Arkeologya ve Etnografya dergisi, 1949, vol. 5, p. 1..15.
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Sakaoğlu, Necde, Tarihi, mekânlari, kitabeleri ve anilari ile Saray-i Hûmayun : Topkapi Sarayi, Istanbul, Denizbank Yayinlari, 2002.
Tott, François de, Mémoires du Baron de Tott sur les Turcs et les Tartares, Amsterdam, 1784.
Notes
Entre autres, Goold, E., 1871; Kiziltan, Z., 2013,↩
Pour d’autres revues similaires, on pourra consulter : Cengiz, H., 2010; Gerçek, F., 1999; Sakaoğlu, N., 2002, 64–69↩
Ar, B., 2014↩
Moukhtar, S., 1920, 1–23↩
Ar, B., « Aya İrini’de Dârü’l-esliha Esliha düzenlemesi », op. cit, 2↩
Sakaoğlu, N., Tarihi, mekânlari, kitabeleri ve anilari ile Saray-i Hûmayun, op. cit, 64–69↩
Moukhtar, S., Musée Militaire Ottoman situé à St-Irène de Top-Kapou-Sérail. Guide N°: 1, op. cit, 23–32↩
Tott, F. de, 1784, 196-198, disponible en ligne grâce aux archives ouvertes de la bibliothèque de la Grande Assemblée nationale de Turquie https://acikerisim.tbmm.gov.tr/xmlui/handle/11543/1022, l’édition de 1785 est disponible sur le site de la bibliothèque de l’Université de Mannheim : http://nbn-resolving.de/urn:nbn:de:bsz:180-digad-6941↩
Öz, T., 1949↩
Par exemple Ogan, A., 1947↩
Ar, B., « Aya İrini’de Dârü’l-esliha Esliha düzenlemesi », op. cit, 6, fig. 3↩
Öz, T., « Ahmet Fethi Paşa ve Müzeler », op. cit, 2↩
Eldem, E., 2017, 35-36↩
Ibid.↩
Folio 37v du Carnet de voyage n°7 de Flaubert, voir Biasi, P.-M. de, 2013,↩
Gautier, T., 1853, p. 287‑288.↩
Frick, O., 1857; cité par Eldem, E., 2014, 16-20; voir également la publication du même auteur de Eldem, E., « Early Ottoman Archaeology: Rediscovering the Finds of Ascalon (Ashkelon), 1847 », op. cit↩
Dumont, A., 1868↩
Koç, H., 2011,; Eldem, E., Mendel – Sebah. Müze-ı Hümayun’u Belgelemek | Documenting The Imperial Museum. Mendel – Sebah, op. cit↩
Cengiz, H., « İstanbul Müzeleri Literatürü », op. cit, 279; Pasinli, A., 2003, 13↩
entre autres Eldem, E., 2011,↩
Goold, E., Catalogue explicatif, historique et scientifique d’un certain nombre d’objets contenus dans le Musée impérial de Constantinople fondé en 1869 sous le grand vésirat de Son Altesse A’Ali Pacha, op. cit↩
Mumcu, A., 1971; Karaduman, H., 2004↩
Pour de nombreux détails sur cette période et ces évènements, Eldem, E., « From Blissful Indifference to Anguished Concern: Ottoman Perceptions of Antiquities, 1799–1869 », op. cit↩